Dimanche soir, Chloé Zhao est devenue la première femme de couleur sacrée meilleure réalisatrice pour son long métrage Nomadland, qui a lui-même remporté l’Oscar du meilleur film. Un doublé célébré ici comme aux États-Unis au nom de la diversité, réclamée depuis des années au petit et au grand écran. Mais en Chine, son pays d’origine, sa victoire a été accueillie par un silence répressif.
Sur les réseaux sociaux chinois, les articles et messages concernant la cérémonie et Mme Zhao ont été rapidement étouffés. Un mot-clic intitulé « Chloé Zhao remporte le prix de la meilleure réalisation » a été censuré des plateformes numériques. Lorsque les utilisateurs inscrivaient le mot-clic, ils tombaient sur un message d’erreur indiquant que « conformément aux lois, règlements et politiques en vigueur, la page est introuvable ». Les deux médias d’État, CCTV et Xinhua, sont également restés muets sur sa victoire.
Pas un hasard
Pour la chercheuse Gabrielle Gendron, de l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la chaire Raoul-Dandurand, ce n’est pas un hasard que cet évènement se produise à quelques mois du 100e anniversaire du Parti communiste chinois, le 1er juillet.
« En vue du centenaire, la Chine a mis en branle une série de défenses politiques pour renforcer la loyauté et l’unité [des citoyens] autour du Parti communiste », explique Mme Gendron. Par exemple, les autorités chinoises ont ordonné aux cinémas de diffuser au moins deux films de propagande par semaine d’ici la fin de l’année. De même, elles ont encouragé la population à dénoncer les « diffamations, attaques et distorsions malveillantes » à l’égard de la Chine.
D’un côté, Pékin est beaucoup plus rapide sur sa répression et sa censure, et de l’autre, Chloé Zhao représente une traîtrise aux yeux de la Chine.
La chercheuse Gabrielle Gendron
Elle fait référence à la controverse qu’a suscitée la réalisatrice, en mars dernier. Des remarques qu’elle avait faites au magazine américain Filmmaker en 2013, décrivant la Chine comme un pays « où il y a des mensonges partout », ont ressurgi en pleine campagne promotionnelle pour son film.
« Je suis partie soudainement en Angleterre et j’ai réappris mon histoire. Étudier les sciences politiques dans une université libérale était pour moi un moyen de comprendre ce qui est réel », avait-elle confié à l’époque à Filmmaker.
La date de sortie initiale de Nomadland en Chine était le 23 avril, mais le film n’est jamais sorti en salle.
« Elle aurait pu être l’enfant prodige de la Chine. Il n’a fallu qu’une seule critique pour qu’elle devienne un outil politique pour rallier le peuple chinois sous le gouvernement communiste », remarque Mme Gendron.
Effacée des réseaux sociaux
La réaction de Pékin ne surprend pas du tout l’ancien ambassadeur du Canada en Chine Guy Saint-Jacques. Elle s’inscrit dans une décennie de répression autoritaire, marquée par l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. « Avant 2013, les citoyens pouvaient encore émettre des opinions personnelles. Aujourd’hui, le gouvernement leur rendrait la vie intenable », affirme le diplomate.
Et c’est ce qui est arrivé à Chloé Zhao, selon lui. Non seulement elle est devenue un persona non grata aux yeux du gouvernement chinois, mais ce dernier l’a carrément effacée des réseaux sociaux.
Un billet annonçant la victoire de la réalisatrice publié par le magazine cinématographique Watch Movies, qui compte plus de 14 millions d’adeptes sur le réseau social Weibo, a été censuré quelques heures après sa parution, lundi matin. Douban, application populaire auprès des cinéphiles, a interdit les recherches associées à Nomadland, déclarant que « les résultats de la recherche ne pouvaient pas être affichés conformément aux lois et réglementations en vigueur ».
Le régime chinois est extrêmement autoritaire, mais il est aussi très efficace. Il peut littéralement effacer l’existence d’une personne.
Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine
Sur les réseaux sociaux, les utilisateurs ont fait preuve de créativité pour féliciter la cinéaste. Certains ont eu recours aux initiales « zt » (Zhao Ting, son nom complet en chinois) pour échapper aux censeurs.
Relation sino-américaine tendue
Lors de son discours d’acceptation sur la scène aménagée à l’Union Station de Los Angeles, Chloé Zhao a cité un vers d’un poème qu’elle avait mémorisé avec son père lorsqu’elle était enfant, et qui se traduit par : « Les gens, à la naissance, sont bons. »
Pour la journaliste établie à Londres et spécialiste de la Chine Amy Hawkins, la victoire de Mme Zhao témoigne qu’un dialogue entre les États-Unis et la Chine est encore possible. « Le gouvernement chinois et la récente administration Trump ont poussé la Chine et l’Occident dans des sphères politiques de plus en plus polarisées. Le succès de Chloé Zhao en Occident et son adoption par Hollywood minent l’affirmation du gouvernement chinois selon laquelle l’Amérique est fondamentalement hostile au peuple chinois », juge-t-elle.
À ce propos, le Global Times, un journal conservateur chinois, a rompu le silence médiatique lundi en exhortant Mme Zhao à jouer un « rôle de médiatrice » entre la Chine et les États-Unis et à « éviter d’être un point de friction ». « Nous espérons qu’elle pourra devenir de plus en plus mature », a écrit le journal dans un éditorial qui n’est plus accessible.
LÉA CARRIER
LA PRESSE