La rentrée balayée par une fronde historique aux États-Unis. Lessivés par la pandémie et frustrés par les profits de leurs employeurs, des dizaines de milliers de salariés américains ont engagé des mouvements de grève cet automne, réclamant de meilleures conditions de travail. Des usines aux plateaux de cinéma, en passant par les hôpitaux et le milieu de la restauration, ces mouvements de « Great Resignation », défendus par une frange du camp démocrate, touchent tous les secteurs. Et pourraient bien inspirer les pays voisins. Décryptage.
Que s’est-il passé ?
Les grèves s’accumulent depuis plusieurs semaines aux États-Unis. Depuis jeudi, 10 000 salariés du constructeur de tracteurs John Deere ont quitté leurs usines pour descendre dans la rue. Une action qui rejoint celle menée par 1 500 ouvriers travaillant pour le géant des céréales Kellogg’s en Pennsylvanie ou encore celle de 2 000 infirmières de l’hôpital Mercy à Buffalo dans l’État de New York, réclamant de meilleures conditions de travail.
D’autres secteurs pourraient à leur tour venir gonfler les rangs de grévistes. Quelque 31 000 employés du groupe de santé Kaiser Permanente se préparent à cesser sous peu leur travail, en Californie. La colère gagne encore les studios d’Hollywood dont certaines équipes s’apprêtaient à quitter leur tournage, avant la conclusion d’un accord in extremis sur les conditions de travail.
Aussi disparates soient-elles, ces grèves, soutenues par l’aile gauche des démocrates derrière le hashtag #Striketober, réclament selon les secteurs, de nouvelles embauches, une revalorisation des salaires ou encore pour certains, « la garantie de ne pas voir leur emploi délocalisé », précise Marie-Christine Bonzom, politologue, journaliste et spécialiste des États-Unis.
Quel contexte ?
Si les grèves se sont intensifiées ces dernières semaines, les frustrations des employés elles, ne datent pas d’hier. « La pandémie a été l’élément déclencheur mais l’insatisfaction venait de loin. Elle concerne aussi bien les bas salaires, les bénéfices des entreprises, ou encore l’accès compliqué à la sécurité sociale qui dépend de l’employeur », note Nicole Bacharan, historienne spécialiste des États-Unis et auteure des « Grands jours qui ont changé l’Amérique ».
La sortie de la crise sanitaire a vu naître une vague de démissions sans précédent. 4,3 millions d’Américains ont quitté leur emploi depuis août, selon des données du ministère du Travail citées par le Washington Post. Un chiffre qui dépasse même les 20 millions si l’on compte depuis avril. Pour la plupart, ces départs ont touché le secteur de la vente et de l’hôtellerie, soit des emplois aux cadences éprouvantes, souvent mal rémunérés.
Au final, la pandémie a redistribué les cartes des priorités chez bon nombre de travailleurs. Au total, 10 millions d’emplois seraient non pourvus dans le pays. Un levier considérable pour ceux qui s’apprêtent à raccrocher. « Puisque les employeurs ne trouvent personne à embaucher, les employés sont en bonne position pour négocier des augmentations de salaire ou un meilleur statut », souligne Marie-Christine Bonzom.
Quelle place pour les syndicats ?
En déclin depuis la fin des années 1960, les syndicats semblent désormais reprendre des couleurs dans le pays. Le président Joe Biden avait d’ailleurs affiché, parmi ses priorités, celle de faire respecter leurs droits et de leur redonner du pouvoir. À ce jour, le pays compte 11 % de syndiqués parmi ses travailleurs. Un taux « faible mais pas plus qu’en France », remarque Nicole Bacharan. Preuve que la lutte sociale gagne du terrain, des employés de grandes firmes telles que Starbucks ou Amazon ont même tenté de monter leur syndicat ces derniers mois. Parfois, en vain.
Car rappelons-le, le droit syndical reste radicalement différent de celui observé en France. « Chez nous, la négociation syndicale s’opère principalement par secteur via des conventions collectives. Là-bas, tout se joue au niveau des sociétés, unité par unité. Le droit de se syndiquer dépend d’un vote au sein de l‘entreprise », résume Marie-Christine Bonzom.
Si peu d’Américains militent pour leurs droits, beaucoup soutiennent toutefois le mouvement. « Dans l’imaginaire collectif, on peine à associer les États-Unis et la lutte syndicale. Mais les syndicats ont beaucoup gagné en popularité ces dernières années. Un soutien qui les aide aujourd’hui à négocier », pointe Nicole Bacharan.
Un effet domino ?
Grèves multiples, vague de démissions, renégociations en série… Le mouvement de colère sociale comme la pénurie de main-d’œuvre dépassent désormais les frontières américaines. L’Allemagne manque de 400 000 travailleurs qualifiés, relève Bloomberg. De même, la Chine ferait face à des démissions massives, avec l’émergence d’une nouvelle génération de travailleurs « désenchantée par les perspectives et rebutée par les salaires relativement bas », relève le Washington Post.
De son côté, la France peine depuis plusieurs mois à recruter dans le secteur de la restauration. Sans parler de grève mondiale, ces constats successifs témoignent d’une « forte aspiration à de meilleures conditions de travail », estime Nicole Bacharan pour qui ces mobilisations pourraient en entraîner d’autres. Avec une nuance toutefois outre-Atlantique : « Pour les Américains, l’accomplissement personnel ne peut se détacher de la valeur travail, de la réussite professionnelle. Autrement dit, les grèves peuvent se succéder sur place, les 35h ne seront pas pour demain… », souffle Nicole Bacharan.
Texte le parisien.fr Par Marie Campistron